vendredi, juin 23, 2006

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le jeudi 22 juin 2006

Il y a dix ans, après ses études, il est parti à Londres. Il n’arrivait pas à rester dans son atelier, il n’était pas sûr d’être fait pour la peinture. Il n’arrivait même plus à entrer dans une galerie. A Londres il s’est inscrit dans une agence de travail intérimaire. La première année, une journée ressemblait à cela :

Le réveil sonnait à cinq heure. Il percevait, le visage contre l’oreiller, le ronflement du dormeur de la chambre d’à côté. Il allumait la lumière. Il posait une casserole d’eau sur le gaz. L’amertume du café soluble avec l’odeur du soufre consumé de l’allumette, les miettes du pain de mie grillées dans le lait qui a goutté, une tâche blanche sur le mélaminé blanc de la table, faisaient l’éveil de son corps. Les nouvelles du monde de la radio défilaient. Il laissait l’eau brûlante dévaler son corps nu en observant le trou noir dans la baignoire. La nonchalance du petit matin lui jouait un tour ; proche du retard, ses vêtements enfilés, il traversait à tâtons le couloir. Il dévalait les escaliers. Il faisait encore nuit. Il courait. Une neige mêlée de pluie commençait à tomber. Au bout de la rue, en face de l’agence, un petit groupe, un à un, après avoir fait acte de présence, montait dans un van. Il sentait la palpitation d’une veine dans le cerne de sa paupière droite. Le van traversait de vagues zones industrielles. Une alternance sans cesse rattrapée d’ombres et de lumières s’imprimaient sur les visages. Le cou de son voisin se redressait brusquement avant de plier à nouveau avec lenteur. Il relevait le col de sa veste. Il sentait son corps s’engourdir, ses yeux tombaient. Il plongeait dans une mer d’images confuses ou bienveillantes. Le bruit du moteur était celui des vagues. Le van entrait sur le parking de l’entrepôt. Dans le hall d’entrée, un gardien les délestait de leurs besaces pour les enfermer dans des boxes grillagés. On les conduisait dans un salon à l’étage où l’apparence d’un contremaître au visage grêlé leur expliquait les horaires de travail, comment se comporter en cas d’incendie, qu’il est interdit de fumer en dehors de la salle prévue, que l’on doit porter un badge d’identification où que l’on soit dans l’entrepôt. Ils marchaient ensuite, en file indienne, entre le mur et le couloir délimité par deux lignes jaunes qu’empruntaient à toute bringue des trucks chargés de palettes ; au-delà la machinerie autour du lacis des tapis mécaniques les assourdissait. Ils passaient sous un haut porche rectangulaire, fermé par de lourdes bandes de plastique opaque ; jusqu’au plafond en tôle ondulée de l’entrepôt, d’une hauteur d’une dizaine de mètres, montaient des étagères d’acier. Après un nouveau porche ils découvraient une grande salle en préfabriqué, un peu moins haute de plafond, froide comme à l’air libre, divisée en trois travées par deux rangs de colonnes. Un tapis roulant la traversait, ceinturé d’une quinzaine de grandes tables : des planches posées sur deux rangées de palettes. De part et d’autre de la salle, des cartons contenaient une cargaison de fleurs longues et malingres posées en couche sur du cellophane. Il était sept heure trente et bientôt les doigts gelaient en raison de l’humidité de ces fleurs qu’ils glissaient très vite dans de petits récipients oblongs, décorés de motifs de houx et de guirlandes. Comme le chef de leur groupe s’ennuyait de leur tourner autour, on amenait une sorte de gros réchaud de gaz devant lequel chauffer son derrière. A dix heure et quart, ses mains se détachaient des poches de son pantalon pour avertir de la pause. Dans la salle tout en longueur qui faisait office de fumoir, les travailleurs faisaient la queue devant la machine à café avant de s’asseoir sur des fauteuils en skaï, à accoudoirs métalliques, le gobelet tenu par les bords pour ne pas se brûler, un regard en coin vers l’horloge du fond pour éviter le blâme du retard. A peine lançaient-ils une oeillade vers les intérimaires. Il s’asseyait à côté de son voisin dans le van. Son visage aux traits lourds, ses oreilles immenses, décollées : où serait-il sans ce visage ? Il sortait une feuille qu’il coinçait entre ses doigts, y déposait du tabac et roulait une cigarette qu’ils fumaient ensemble.
- Ca ne sert à rien de parler aux gens, ils ne t’écoutent pas, ils n’écoutent qu’eux.
- Pas tous... et toi, tu les écoutes ?
- Pour ce qu’ils te racontent.
Ils retrouvaient les fleurs industrielles de Noël qui s’accumulaient sur les tables, dans leurs étroits logis d’où perçaient pour certaines d’entre elles trop longues une corolle déchirée. Ses doigts devenaient gourds et l’impatience avant la prochaine pause lui faisait compter les heures et l’argent gagné : à peine de quoi régler un loyer, remplir un ventre, fumer du tabac.
Après la demi-heure de pause des sandwichs de midi, ils emballaient des livres dans des boîtes en carton. A chacun de ces livres était attribuée une fleur ; la boîte enrubannée d’adhésif, il la jetait sur le tapis roulant au bout duquel on la marquait d’une étiquette. Puis la boîte rejoignait une grande cage en fer qui, une fois remplie, était scellée puis emportée par un manutentionnaire, au moyen d’un chariot, vers l’entrepôt. A cinq heure, le chef frappait dans ses mains. Sur le parking, le contremaître au visage grêlé du matin venait leur dire qu’il était inutile de revenir : le travail était fait.