lundi, juin 26, 2006

par PASCAL CHABOT, le lundi 26 juin 2006

Visiblement, on s'habitue. Il y avait encore, voici une quarantaine d'années -je n'étais pas né, on m'a raconté- une angoisse. Il y avait, voici un siècle, la même angoisse doublée d'incrédulité, et dite sous un mode prophétique qui lui donnait un je ne sais quoi d'apocalyptique, et qui touchait assez directement la raison par le truchement de l'émotion. Et là, visiblement, cela se dissipe. Je regardais l'autre jour en librairie les dernières livraisons sur la technique, sur la fin de l'homme, l'essoufflement de la nature... Plusieurs piles guère entamées, couvertures chatoyantes, slogans bien trouvés, pourtant... L'effet d'un pétard mouillé. Est-ce le sujet qui n'intéresse plus? Est-ce la chose qui est devenue trop réelle pour qu'un écrit à son propos soit nécessaire, le texte entrant en redondance avec la réalité? Est-ce enfin une compréhensible lassitude après plus de cent ans d'alarme? Peut-être un peu de tout cela. Toujours est-il que la question de la technique intéresse moins. Elle semble progressivement sortir du champ de la philosophie pour gagner ceux de la sociologie, de l'anthropologie, de la psychologie. Elle perd de son altérité, de sa dimension cruciale, cruelle, étonnante, pour devenir paramètres parmi d'autres facteurs, objets à intégrer dans de nouveaux espaces. C'est étrange, et d'autant plus qu'il y a derrière ce changement une parabole sur l'événement. Quand en 1932, Aldous Huxley écrit le Meilleur des Mondes, il sonne comme le glas d'après la guerre des tranchées : la fin d'un monde, le début du désir d'un autre qui sera mis en place quelques années plus tard. Mais si, aujourd'hui, le même livre sortait, écrit par un A.H. sans renommée, il irait rejoindre la cohorte de fictions trop réelles, d'invendus trop proches de ce dont est capable la télévision. Comme si, la réalité ayant distancié la fiction, celle-ci perdait son aura avant-gardiste. Mais comme si, également, et à l'envers, et mieux, la fiction était plus angoissante que la réalité. A mesure que l'on se rapproche de son actualisation, l'événement perd de sa charge imaginaire. Il devient ce dont on s'accomodera. Personnellement, je n'y parviens pas. Je ne me résous pas à retirer à cette question sa charge métaphysique. Qu'un destin toujours plus technique nous soit promis me glace. J'étais l'autre jour à Audinghen, près du Cap Gris-Nez, dans le Pas-de-Calais, où les Allemands installèrent en 1942 la batterie Todt, autrefois nommée batterie Siegried, capable d'envoyer vers le littoral anglais, et au-delà des falaises de calcaire, jusqu'à 42 kilomètres, des obus fusants et percutants. Il s'agit d'un long canon d'acier monté sur rail. J'ai voulu le toucher. Il est immense, mes bras n'en feraient pas le tour. Le métal est épais comme deux fois ma main. Granuleux, couvert d'une peinture piquée de rouille, il ne résonne pas quand on lui assène un coup. C'est chose rare, un acier tellement épais qu'il en devient silencieux. Lors, plutôt que la main, on y met l'épaule. Par un réflexe peut-être trop enfantin, on se dit que la chose pourrait bouger, que, née de l'esprit de l'homme, elle aura peut-être gardé la mobilité des choses humaines. Mais elle ne bouge pas, elle ne pivotera jamais sans la commande des engrenages. Or là, plus petit, vers le cul, loin de l'âme du canon, puisque c'est le mot consacré pour désigner le vide intérieur d'où part le feu, était une sorte de manette d'une dizaine de centimètres. J'essaye de l'actionner. Ce n'est pas qu'elle est grippée, c'est qu'elle est impossible, totalement inamovible. Rien, là, n'est à ma portée. Tout me dépasse dans ce corps d'acier dormant. Et tout excède totalement l'homme, davantage sûrement que le granit, car puisque le granit n'est pas oeuvre humaine, rien en lui ni en l'homme n'exige qu'ils puissent se rencontrer... Mais là, c'est un produit de l'homme. Un produit de guerre, certes - les techniques sont pour la plupart filles de la guerre, notre civilisation vit en grande partie sur les acquis développés dans les laboratoires américains, anglais, comme Bletchley Park, allemands et japonais. Produit, donc, qu'à cause de cette nature on s'attendrait à voir à sa mesure, alors qu'en fait rien dans ses proportions, sa masse, son inertie, sa rugueuse froideur exempte de prise, n'est à sa portée. On dira cependant qu'un gsm est à la portée de l'homme, qu'il tient dans la main. Ce ne sont cependant là qu'apparences : la question est de savoir si la technique, elle-même, est à la portée de l'homme. Elle ne l'est pas, ce qui est en soi un mystère, une étonnante constatation, car des produits humains devenus hors mesure, il en est des exemples dans l'histoire : la religion, création de l'homme qui dépasse l'homme et l'art, certaines oeuvres, du moins, trop peu humaines dans leur résultat pour qu'on leur assigne pour origine une conscience commune. Or religion et art ont des finalités spécifiques, avouées, immodestes. A ma connaissance, la technique n'a jamais avoué sa finalité, sauf pour se dire modeste, simplement utilitaire, discrète adjuvante. Ne s'agirait-il pas d'une humilité feinte? Et si oui, peut-on nommer sa finalité?
Je ne suis désolé de finir par une question. On dirait qu'un éditeur m'a demandé de ménager un suspense. Gilles, pourtant, ne m'a rien dit de tel, et je n'ai pas médité le rebond. C'est simplement que le soir arrive.