jeudi, juin 29, 2006

par PASCAL CHABOT, le mercredi 28 juin 2006

Justus Lipsus (1547-1606) est un des rares philosophes belges dont le nom figure dans les encyclopédies. Il a notamment habité près d'Overijse. Ami des fleurs, des chevaux et des jardins comme le précise une plaquette d'Uyghebaerth, il m'a marqué par son plaidoyer, dans le De constantia, en faveur du désintéressement vis-à-vis des questions du monde. Il y a, au début de l'ouvrage, de très belles pages sur un jardin situé près de Liège où il allait souvent rendre visite à un ami avec lequel il avait l'habitude d'échanger des bulbes de fleurs. Son apologie du jardin, l'hortus conclusus qui est une allégorie de l'éden, débouche bientôt, comme chez Voltaire, sur une apologie du jardin intérieur, l'enclos de l'âme qu'il exhorte chacun à entretenir en jardinier consciencieux. Rien là de très nouveau, sauf que c'est dit d'une manière qui incite à l'adhésion, jusqu'au moment où la colère le prend vis-à-vis de ceux qui s'inquiètent pour les malheurs du monde au lieu de chercher la paix intérieure. L'ouvrage date de la fin du XVIème siècle, période troublée pour la Belgique qui, il est vrai n'a presque connu que des périodes troublées jusqu'à son indépendance, avant de prendre l'initiative et de devenir elle-même troublante. Il est probable qu'à l'époque, les esprits s'agitaient. Et Juste Lipse de tancer : c'est que vous n'allez pas bien si vous vous souciez des malheurs du monde, c'est pour masquer la pauvreté de votre existence que vous décriez le cours extérieur des choses. Soignez-vous d'abord, cachez-vous dans votre jardin, ne vous occupez plus de politique, rien que de vous et de vos plantes...
Juste Lipse, qui a écrit une Introduction à la philosophie stoïcienne, reprenait là un des messages, et aussi une des manières de vivre stoïque : se centrer sur soi. Il n'est pas indifférent de remarquer que cette exhortation à déserter la sphère politique et publique correspond, historiquement, au moment où les cités grecques se disloquent. Elles étaient auparavant à dimension l'humaine; l'individu s'y investissait et il parvenait souvent à les considérer comme l'extension de sa personnalité. Mais l'empire qui leur fit suite, sous ses formes hellénistiques et romaines, apparût aux penseurs grecs comme éloigné, incertain, impossible à transformer. Les routes sont moins entretenues, les votes inexistants, l'avenir opaque, et c'est alors qu'apparaît la forme stoïcienne du souci de soi, du détachement et du désir d'éloignement de la place publique, d'ailleurs en ruine, ses pavés servant souvent à bâtir des fortifications.
En nos temps d'empire, ce stoïcisme mâtiné d'épicurisme, puisque le jardin et l'amitié y sont des références constantes, est bien tentant, et peut-être sont-ce eux qui dictent l'attitude dominante vis-à-vis de la caste des technophobes, c'est-à-dire, étymologiquement, de ceux qui ont peur du développement des techniques, en les traitant de rabats-joie et de paradoxaux. Plutôt que de participer à la Grande Fête Technique, à la débauche instrumentale, certains perdent leur temps dans l'inquiétude. Ce doit être, comme le dit Juste Lipse, parce qu'ils ne vont pas bien... ?
Nous avons aujourd'hui beaucoup de futurologues, autant sans doute que d'astrologues à la Renaissance. Pourtant, j'ai l'impression de voir passer très peu de ces ébauches d'avenir qui alimentent l'imagination et la faculté de projeter ses désirs. C'est une chose étonnante : le futur est la dimension cardinale de notre époque, le centre de gravité de notre monde est devant lui, le progrès est une constante tension, une "marche en avant" comme le dit l'étymologie, et malgré cela l'avenir semble opaque, effacé. Il est extraordinaire qu'une époque qui clame sans cesse qu'elle veut aller de l'avant soit si peu apte à représenter tant soit peu cet horizon, sauf sous son aspect négatif de réchauffement du climat, de surpopulation et de gazéification... C'est sans doute que cet horizon est irréprésentable, les marcheurs ayant les yeux bandés. Je me trouve actuellement dans une sorte de jardin publique. Pas l'hortus conclusus de Lispe, mais vert tout de même, il y a des chataîgniers, un grand tilleul derrière un accacia, des marroniers désynchronisés dont les feuilles jaunissent déjà et quelques autres arbres. Plus loin, une pelouse, un chemin. Tout cela sent bon. Je devrais, comme dit Lipse, m'y abstraire, faire taire dans ma tête le cours du monde extérieur. Le laisser aller son destin. Etre quiet. Je n'y parviens pas...