jeudi, juin 29, 2006

par PASCAL CHABOT, le jeudi 29 juin 2006

Cette toile ressemble à une grande bâche élastique et noire dans laquelle je lance des cailloux sans écho.
Je vais plutôt aller boire un verre.

par PASCAL CHABOT, le mercredi 28 juin 2006

Justus Lipsus (1547-1606) est un des rares philosophes belges dont le nom figure dans les encyclopédies. Il a notamment habité près d'Overijse. Ami des fleurs, des chevaux et des jardins comme le précise une plaquette d'Uyghebaerth, il m'a marqué par son plaidoyer, dans le De constantia, en faveur du désintéressement vis-à-vis des questions du monde. Il y a, au début de l'ouvrage, de très belles pages sur un jardin situé près de Liège où il allait souvent rendre visite à un ami avec lequel il avait l'habitude d'échanger des bulbes de fleurs. Son apologie du jardin, l'hortus conclusus qui est une allégorie de l'éden, débouche bientôt, comme chez Voltaire, sur une apologie du jardin intérieur, l'enclos de l'âme qu'il exhorte chacun à entretenir en jardinier consciencieux. Rien là de très nouveau, sauf que c'est dit d'une manière qui incite à l'adhésion, jusqu'au moment où la colère le prend vis-à-vis de ceux qui s'inquiètent pour les malheurs du monde au lieu de chercher la paix intérieure. L'ouvrage date de la fin du XVIème siècle, période troublée pour la Belgique qui, il est vrai n'a presque connu que des périodes troublées jusqu'à son indépendance, avant de prendre l'initiative et de devenir elle-même troublante. Il est probable qu'à l'époque, les esprits s'agitaient. Et Juste Lipse de tancer : c'est que vous n'allez pas bien si vous vous souciez des malheurs du monde, c'est pour masquer la pauvreté de votre existence que vous décriez le cours extérieur des choses. Soignez-vous d'abord, cachez-vous dans votre jardin, ne vous occupez plus de politique, rien que de vous et de vos plantes...
Juste Lipse, qui a écrit une Introduction à la philosophie stoïcienne, reprenait là un des messages, et aussi une des manières de vivre stoïque : se centrer sur soi. Il n'est pas indifférent de remarquer que cette exhortation à déserter la sphère politique et publique correspond, historiquement, au moment où les cités grecques se disloquent. Elles étaient auparavant à dimension l'humaine; l'individu s'y investissait et il parvenait souvent à les considérer comme l'extension de sa personnalité. Mais l'empire qui leur fit suite, sous ses formes hellénistiques et romaines, apparût aux penseurs grecs comme éloigné, incertain, impossible à transformer. Les routes sont moins entretenues, les votes inexistants, l'avenir opaque, et c'est alors qu'apparaît la forme stoïcienne du souci de soi, du détachement et du désir d'éloignement de la place publique, d'ailleurs en ruine, ses pavés servant souvent à bâtir des fortifications.
En nos temps d'empire, ce stoïcisme mâtiné d'épicurisme, puisque le jardin et l'amitié y sont des références constantes, est bien tentant, et peut-être sont-ce eux qui dictent l'attitude dominante vis-à-vis de la caste des technophobes, c'est-à-dire, étymologiquement, de ceux qui ont peur du développement des techniques, en les traitant de rabats-joie et de paradoxaux. Plutôt que de participer à la Grande Fête Technique, à la débauche instrumentale, certains perdent leur temps dans l'inquiétude. Ce doit être, comme le dit Juste Lipse, parce qu'ils ne vont pas bien... ?
Nous avons aujourd'hui beaucoup de futurologues, autant sans doute que d'astrologues à la Renaissance. Pourtant, j'ai l'impression de voir passer très peu de ces ébauches d'avenir qui alimentent l'imagination et la faculté de projeter ses désirs. C'est une chose étonnante : le futur est la dimension cardinale de notre époque, le centre de gravité de notre monde est devant lui, le progrès est une constante tension, une "marche en avant" comme le dit l'étymologie, et malgré cela l'avenir semble opaque, effacé. Il est extraordinaire qu'une époque qui clame sans cesse qu'elle veut aller de l'avant soit si peu apte à représenter tant soit peu cet horizon, sauf sous son aspect négatif de réchauffement du climat, de surpopulation et de gazéification... C'est sans doute que cet horizon est irréprésentable, les marcheurs ayant les yeux bandés. Je me trouve actuellement dans une sorte de jardin publique. Pas l'hortus conclusus de Lispe, mais vert tout de même, il y a des chataîgniers, un grand tilleul derrière un accacia, des marroniers désynchronisés dont les feuilles jaunissent déjà et quelques autres arbres. Plus loin, une pelouse, un chemin. Tout cela sent bon. Je devrais, comme dit Lipse, m'y abstraire, faire taire dans ma tête le cours du monde extérieur. Le laisser aller son destin. Etre quiet. Je n'y parviens pas...

mercredi, juin 28, 2006

par PASCAL CHABOT, le mardi 27 juin 2006

Il y a une thèse qu'il faudrait définitivement laisser de côté si l'on veut y voir clair, c'est celle selon laquelle la technique serait neutre. En soi, disent les auteurs de cette thèse, et ils sont légion, la technique n'est bonne ni mauvaise, ni nocive ni bienfaitrice, ni rien qui soit qualifiable sur l'échelle des valeurs. Tout dépend de la manière dont on l'utilise. Pur fait, impassible, inconvocable à aucune barre ni susceptible d'aucun jugement, elle est, et en cet être s'épuise et se résume. Selon cette thèse, le poignard n'est ni bon ni mauvais, il est neutre, tout dépend de la main qui le tient, ou plutôt de l'individu à qui appartient cette main serrée.
Tout dépend de l'homme, en fait, les instruments n'ont pas d'intention. Le train peut être aussi bien paisible train de marchandise que train de la mort, l'avion charter touristique ou bombe qui fait fondre les colonnes d'acier des grattes ciel de New York, le couteau, éplucheur ou écorcheur, le pharmakon, poison ou médicament.
C'est une thèse très intéressante. Je la vois comme une des colonnes qui soutient notre société, sans laquelle le doute ferait plus souvent intrusion. Personnellement, je pense qu'elle est fausse.
On dit : la technique est neutre; c'est l'intention de son utilisateur qui importe. Ce qui revient à dire que la technique n'a pas d'intention. Pourtant, si on y réfléchit, on doit se rendre compte que la technique est elle-même une intention matérialisée, elle est une idée, un "je veux faire ceci" qui a été traduit dans les faits, dans l'ordre de la matière. Il y a toujours un "je veux me déplacer plus vite", un "je veux pouvoir lancer un projectile plus loin" ou "je veux fluidifier le sang" derrière chaque invention. L'intention est là, dès le début, massivement, car tout objet technique est concrétisation d'une idée qui fait écho à un désir de son inventeur. Je veux bien, à la rigueur, croire à la neutralité d'un cailloux ou d'une pomme car je ne suis pas tenté par l'animisme universel, sauf bien sûr quand la pomme me tombe sur le nez. Mais je ne puis me résoudre à dire d'un objet technique, dont l'essence est d'être la matérialisation d'une idée humaine, une des choses les moins "neutres" qui soit, qu'il pourrait être dénué d'intention.
Cela dit, cette portée de l'objet à la neutralité impossible n'est pas spécifiquement bonne ou mauvaise. Elle est bien plus vaste : la portée de l'objet est de créer une civilisation. Rien de moins. C'est cela que créent nos objets, les intentions et les possibilités qu'ils matérialisent : une civilisation avec des codes, des messages, des instructions, des images, des pré-compréhensions, des schémas interprétatifs, des idéaux, des désirs, des interdits, des lois, des ordres, des autorités, des préséances, des disqualifications, des nécessités, des joies, des tristesses, des souffrances et des halètements, une civilisation en somme, une superstructure ancrée profondément dans une infrastructure technique qui chaque jour s'affine, se précise et étend sa réticulation horizontale sur toute la surface d'une planète qui devient étroite, et sa portée verticale, depuis les abysses jusqu'aux étoiles.
Ce n'est pas si "neutre"...

lundi, juin 26, 2006

par PASCAL CHABOT, le lundi 26 juin 2006

Visiblement, on s'habitue. Il y avait encore, voici une quarantaine d'années -je n'étais pas né, on m'a raconté- une angoisse. Il y avait, voici un siècle, la même angoisse doublée d'incrédulité, et dite sous un mode prophétique qui lui donnait un je ne sais quoi d'apocalyptique, et qui touchait assez directement la raison par le truchement de l'émotion. Et là, visiblement, cela se dissipe. Je regardais l'autre jour en librairie les dernières livraisons sur la technique, sur la fin de l'homme, l'essoufflement de la nature... Plusieurs piles guère entamées, couvertures chatoyantes, slogans bien trouvés, pourtant... L'effet d'un pétard mouillé. Est-ce le sujet qui n'intéresse plus? Est-ce la chose qui est devenue trop réelle pour qu'un écrit à son propos soit nécessaire, le texte entrant en redondance avec la réalité? Est-ce enfin une compréhensible lassitude après plus de cent ans d'alarme? Peut-être un peu de tout cela. Toujours est-il que la question de la technique intéresse moins. Elle semble progressivement sortir du champ de la philosophie pour gagner ceux de la sociologie, de l'anthropologie, de la psychologie. Elle perd de son altérité, de sa dimension cruciale, cruelle, étonnante, pour devenir paramètres parmi d'autres facteurs, objets à intégrer dans de nouveaux espaces. C'est étrange, et d'autant plus qu'il y a derrière ce changement une parabole sur l'événement. Quand en 1932, Aldous Huxley écrit le Meilleur des Mondes, il sonne comme le glas d'après la guerre des tranchées : la fin d'un monde, le début du désir d'un autre qui sera mis en place quelques années plus tard. Mais si, aujourd'hui, le même livre sortait, écrit par un A.H. sans renommée, il irait rejoindre la cohorte de fictions trop réelles, d'invendus trop proches de ce dont est capable la télévision. Comme si, la réalité ayant distancié la fiction, celle-ci perdait son aura avant-gardiste. Mais comme si, également, et à l'envers, et mieux, la fiction était plus angoissante que la réalité. A mesure que l'on se rapproche de son actualisation, l'événement perd de sa charge imaginaire. Il devient ce dont on s'accomodera. Personnellement, je n'y parviens pas. Je ne me résous pas à retirer à cette question sa charge métaphysique. Qu'un destin toujours plus technique nous soit promis me glace. J'étais l'autre jour à Audinghen, près du Cap Gris-Nez, dans le Pas-de-Calais, où les Allemands installèrent en 1942 la batterie Todt, autrefois nommée batterie Siegried, capable d'envoyer vers le littoral anglais, et au-delà des falaises de calcaire, jusqu'à 42 kilomètres, des obus fusants et percutants. Il s'agit d'un long canon d'acier monté sur rail. J'ai voulu le toucher. Il est immense, mes bras n'en feraient pas le tour. Le métal est épais comme deux fois ma main. Granuleux, couvert d'une peinture piquée de rouille, il ne résonne pas quand on lui assène un coup. C'est chose rare, un acier tellement épais qu'il en devient silencieux. Lors, plutôt que la main, on y met l'épaule. Par un réflexe peut-être trop enfantin, on se dit que la chose pourrait bouger, que, née de l'esprit de l'homme, elle aura peut-être gardé la mobilité des choses humaines. Mais elle ne bouge pas, elle ne pivotera jamais sans la commande des engrenages. Or là, plus petit, vers le cul, loin de l'âme du canon, puisque c'est le mot consacré pour désigner le vide intérieur d'où part le feu, était une sorte de manette d'une dizaine de centimètres. J'essaye de l'actionner. Ce n'est pas qu'elle est grippée, c'est qu'elle est impossible, totalement inamovible. Rien, là, n'est à ma portée. Tout me dépasse dans ce corps d'acier dormant. Et tout excède totalement l'homme, davantage sûrement que le granit, car puisque le granit n'est pas oeuvre humaine, rien en lui ni en l'homme n'exige qu'ils puissent se rencontrer... Mais là, c'est un produit de l'homme. Un produit de guerre, certes - les techniques sont pour la plupart filles de la guerre, notre civilisation vit en grande partie sur les acquis développés dans les laboratoires américains, anglais, comme Bletchley Park, allemands et japonais. Produit, donc, qu'à cause de cette nature on s'attendrait à voir à sa mesure, alors qu'en fait rien dans ses proportions, sa masse, son inertie, sa rugueuse froideur exempte de prise, n'est à sa portée. On dira cependant qu'un gsm est à la portée de l'homme, qu'il tient dans la main. Ce ne sont cependant là qu'apparences : la question est de savoir si la technique, elle-même, est à la portée de l'homme. Elle ne l'est pas, ce qui est en soi un mystère, une étonnante constatation, car des produits humains devenus hors mesure, il en est des exemples dans l'histoire : la religion, création de l'homme qui dépasse l'homme et l'art, certaines oeuvres, du moins, trop peu humaines dans leur résultat pour qu'on leur assigne pour origine une conscience commune. Or religion et art ont des finalités spécifiques, avouées, immodestes. A ma connaissance, la technique n'a jamais avoué sa finalité, sauf pour se dire modeste, simplement utilitaire, discrète adjuvante. Ne s'agirait-il pas d'une humilité feinte? Et si oui, peut-on nommer sa finalité?
Je ne suis désolé de finir par une question. On dirait qu'un éditeur m'a demandé de ménager un suspense. Gilles, pourtant, ne m'a rien dit de tel, et je n'ai pas médité le rebond. C'est simplement que le soir arrive.

le journal de PASCAL CHABOT 26 juin>2 juillet

CETTE SEMAINE LE JOURNAL DE PASCAL CHABOT

dimanche, juin 25, 2006

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le dimanche 25 juin 2006

Sur une vitre du lookal01, j’ai écrit au feutre noir :

Alice was beginning to get very tired of sitting by her sister on the bank, and of having nothing to do : once or twice she had peeped into the book her sister was reading, but it had no pictures or conversations in it,

Sur l’autre face de la vitre, à la suite de ces mots qui de ce côté apparaissaient à l’envers, j’ai écrit la fin de cette citation :

and what is the use of a book, thought Alice, without pictures or conversations ?

Sur un mur, j’ai accroché une carte d’Islande sur laquelle j’ai écrit il y a quelques années la relation du voyage que je fis là-bas.

Sur le sol, j’ai écrit à la craie un texte sur les sirènes :

Sirenen hebben meerdere krachten. Ze kunnen omweer veroorzaken, uit vrienden vijanden maken, beminde of gehate persoon ‘s nachts op de rug van een gevleugelde geit of met de vliegtuig laten zweven. Er zijn sirenen van alle leeftijden. Gewoonlijk, om de leeftijd van een sirene te kennen, moet men de meelevende persoon waarnemen. Sirenen leven in onze nabijheid. Nochtans zijn er wandelende sirenen en kluizenaar sirenen. Wanneer men zich verdrinkt zijn er sirenen die aan de horizon verloren geraken. Er zijn sympathieke sirenen die op den duur lastig blijken. Er zijn sirenen die veranderen.

Avec Thomas, nous avons disposé les chaises en ligne.

Sur un téléviseur posé sur un échaffaudage de chantier, une séquence vidéo de 38s. ( muette ) encadrait les yeux de Thomas en train de jouer du saxophone.

Sur la projection vidéo d’une grande image bleu, contre le mur, j’ai écrit au feutre noir, en commençant à mi-hauteur, une autre partie du texte sur les sirènes :

Sirenen zijn oneetbaar. Sommige mensen slikken sirenen in. Bij voorbeeld, na een schooldag, wanneer ruzie tussen de ouders te horen is. Men zegt: je heb je sirene ingeslikt. Men zegt: sirenen zijn een braakmiddel. Dit is gedeeltelijk verkeerd. Een ingeslikte sirene blijft altijd dwars in uw keel. Men zegt: sirenen zijn de stemmen. Dit is gedeeltelijk verkeerd. Men zegt ik ben een sirene. Dit is gedeeltelijk verkeerd. Er wordt zoveel over sirenen gezegd. Dit is gedeeltelijk verkeerd. Er wordt in het wilde weg over sirenen gesproken. Nooit wordt er over de sirenen die u overdwars zijn gebleven gesproken. De sirene is altijd iemand anders sirene, die die naast ons leeft.

Puis Thomas et moi nous nous sommes dirigés vers un coin de l’espace. Je l’ai filmé en train de jouer un solo. L’image était diffusée sur la projection où je venais d’écrire.

On m’a dit après que lorsque Thomas se penchait en avant, cela donnait l’impression qu’il lisait les mots.

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le samedi 24 juin 2006

samedi, juin 24, 2006

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le vendredi 23 juin 2006

Aujourd’hui je me suis levé mais le monde était passé. Déjà. Ma petite amie m’a téléphoné. « je songe à aller aux urgences » m’a t-elle dit. On avait rendez-vous hier au cinéma pour voir IL CAIMANO. Au dernier moment, j’ai annulé.

« Vite vite, je n’ai pas le temps, il faut que je prépare mon expo, que j’écrive un texte pour le blog de Pylône, ça urge, je n’ai plus le temps. »

- Mais les blogs, m’a dit ma petite amie, tout le monde en tient un et personne ne les lit. Dans tes expositions, il n’y a jamais un pékinois. Tu as déjà envoyé les invitations, c’est comme si c’était déjà fait.

- Oui, tu as raison pourtant c’est mon métier, ma vie et puis je me suis engagé. Tu me connais. Quand on est bête, on l’est complètement. Je vis à fond.

Ma petite amie est donc restée dans sa maison avec son chat puisque je n’avais pas le temps de voir IL CAIMANO. Elle était dans le jardin quand son chat a avalé l’oiseau qui passait. C’était bon mais le bec lui est resté en travers. Toute la nuit, elle a songé. A 9h38, c’est mon heure de disponibilité le matin, elle m’a téléphoné.

« Je songe à aller aux urgences »

- Tu ne vas pas bien ?
- Non, c’est mon chat.
- Je te rejoins.

Je suis allé à Anvers. J’ai créé un chef d’oeuvre, encore un. Je suis revenu d’Anvers. Aux urgences je me suis rendu.

- Tu viens trop tard, m’a dit ma petite amie, mon chat n’a pas digéré le bec. C’est fatal.

J’ai quitté les urgences. Je ne voyais rien. Je pensais : à quoi bon ? Un égoutier, lui aussi largué, s’était dit la même chose. Il avait fait son travail à moitié. Il n’avait pas refermé la bouche d’égout sur le trottoir où je marchais. Je suis tombé. Je ne m’en suis pas tout de suite aperçu puisque je ne voyais rien. J’ai téléphoné à ma petite amie.

- Tu es où ?
- Dans les égouts.
- Je te rejoins.

On a fait l’amour. On continue. Les projets d’expo s’enchaînent à la surface. Pour elle aussi, la vie fonctionne à la surface. Elle achète des appartements. Elle est devenue promotrice immobilière.

De toute façon, ici ou là-bas, comme disait mon frère jumeau, celui qui est mort, c’est caïman la même chose.

vendredi, juin 23, 2006

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le jeudi 22 juin 2006

Il y a dix ans, après ses études, il est parti à Londres. Il n’arrivait pas à rester dans son atelier, il n’était pas sûr d’être fait pour la peinture. Il n’arrivait même plus à entrer dans une galerie. A Londres il s’est inscrit dans une agence de travail intérimaire. La première année, une journée ressemblait à cela :

Le réveil sonnait à cinq heure. Il percevait, le visage contre l’oreiller, le ronflement du dormeur de la chambre d’à côté. Il allumait la lumière. Il posait une casserole d’eau sur le gaz. L’amertume du café soluble avec l’odeur du soufre consumé de l’allumette, les miettes du pain de mie grillées dans le lait qui a goutté, une tâche blanche sur le mélaminé blanc de la table, faisaient l’éveil de son corps. Les nouvelles du monde de la radio défilaient. Il laissait l’eau brûlante dévaler son corps nu en observant le trou noir dans la baignoire. La nonchalance du petit matin lui jouait un tour ; proche du retard, ses vêtements enfilés, il traversait à tâtons le couloir. Il dévalait les escaliers. Il faisait encore nuit. Il courait. Une neige mêlée de pluie commençait à tomber. Au bout de la rue, en face de l’agence, un petit groupe, un à un, après avoir fait acte de présence, montait dans un van. Il sentait la palpitation d’une veine dans le cerne de sa paupière droite. Le van traversait de vagues zones industrielles. Une alternance sans cesse rattrapée d’ombres et de lumières s’imprimaient sur les visages. Le cou de son voisin se redressait brusquement avant de plier à nouveau avec lenteur. Il relevait le col de sa veste. Il sentait son corps s’engourdir, ses yeux tombaient. Il plongeait dans une mer d’images confuses ou bienveillantes. Le bruit du moteur était celui des vagues. Le van entrait sur le parking de l’entrepôt. Dans le hall d’entrée, un gardien les délestait de leurs besaces pour les enfermer dans des boxes grillagés. On les conduisait dans un salon à l’étage où l’apparence d’un contremaître au visage grêlé leur expliquait les horaires de travail, comment se comporter en cas d’incendie, qu’il est interdit de fumer en dehors de la salle prévue, que l’on doit porter un badge d’identification où que l’on soit dans l’entrepôt. Ils marchaient ensuite, en file indienne, entre le mur et le couloir délimité par deux lignes jaunes qu’empruntaient à toute bringue des trucks chargés de palettes ; au-delà la machinerie autour du lacis des tapis mécaniques les assourdissait. Ils passaient sous un haut porche rectangulaire, fermé par de lourdes bandes de plastique opaque ; jusqu’au plafond en tôle ondulée de l’entrepôt, d’une hauteur d’une dizaine de mètres, montaient des étagères d’acier. Après un nouveau porche ils découvraient une grande salle en préfabriqué, un peu moins haute de plafond, froide comme à l’air libre, divisée en trois travées par deux rangs de colonnes. Un tapis roulant la traversait, ceinturé d’une quinzaine de grandes tables : des planches posées sur deux rangées de palettes. De part et d’autre de la salle, des cartons contenaient une cargaison de fleurs longues et malingres posées en couche sur du cellophane. Il était sept heure trente et bientôt les doigts gelaient en raison de l’humidité de ces fleurs qu’ils glissaient très vite dans de petits récipients oblongs, décorés de motifs de houx et de guirlandes. Comme le chef de leur groupe s’ennuyait de leur tourner autour, on amenait une sorte de gros réchaud de gaz devant lequel chauffer son derrière. A dix heure et quart, ses mains se détachaient des poches de son pantalon pour avertir de la pause. Dans la salle tout en longueur qui faisait office de fumoir, les travailleurs faisaient la queue devant la machine à café avant de s’asseoir sur des fauteuils en skaï, à accoudoirs métalliques, le gobelet tenu par les bords pour ne pas se brûler, un regard en coin vers l’horloge du fond pour éviter le blâme du retard. A peine lançaient-ils une oeillade vers les intérimaires. Il s’asseyait à côté de son voisin dans le van. Son visage aux traits lourds, ses oreilles immenses, décollées : où serait-il sans ce visage ? Il sortait une feuille qu’il coinçait entre ses doigts, y déposait du tabac et roulait une cigarette qu’ils fumaient ensemble.
- Ca ne sert à rien de parler aux gens, ils ne t’écoutent pas, ils n’écoutent qu’eux.
- Pas tous... et toi, tu les écoutes ?
- Pour ce qu’ils te racontent.
Ils retrouvaient les fleurs industrielles de Noël qui s’accumulaient sur les tables, dans leurs étroits logis d’où perçaient pour certaines d’entre elles trop longues une corolle déchirée. Ses doigts devenaient gourds et l’impatience avant la prochaine pause lui faisait compter les heures et l’argent gagné : à peine de quoi régler un loyer, remplir un ventre, fumer du tabac.
Après la demi-heure de pause des sandwichs de midi, ils emballaient des livres dans des boîtes en carton. A chacun de ces livres était attribuée une fleur ; la boîte enrubannée d’adhésif, il la jetait sur le tapis roulant au bout duquel on la marquait d’une étiquette. Puis la boîte rejoignait une grande cage en fer qui, une fois remplie, était scellée puis emportée par un manutentionnaire, au moyen d’un chariot, vers l’entrepôt. A cinq heure, le chef frappait dans ses mains. Sur le parking, le contremaître au visage grêlé du matin venait leur dire qu’il était inutile de revenir : le travail était fait.

jeudi, juin 22, 2006

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le mercredi 21 juin 2006

Hier soir j’ai reçu un mail d’une programmatrice qui me doit de l’argent depuis un an. Elle s’excuse, elle me fait sous-entendre qu’elle a beaucoup de problèmes, les subventions ne sont arrivées qu’à moitié, bref elle ne peut me payer que la moitié de ce qu’elle me doit. J’ai répondu, puisque je n’ai pas vraiment le choix : d’accord.

C’est un grand classique. On vous promet un cachet normal et on se retrouve avec trois paquets de cacahouettes au final.

Mais inutile de s’inquiéter car la nuit dernière, bien que seul, j’ai été génial, c’est-à-dire que j’ai eu une riche idée, de celles qui vous apportent gloire luxe et volupté. Je vais créer une boîte de consultance. Ca va s’appeler : John-Filip&John-Filip Consulting.

C’est très simple : John-Filip&John-Filip Consulting répond à tous vos problèmes à toutes vos questions. Il n’est rien que John-Filip&John-Filip Consulting ne puisse résoudre.

Votre ménage bat de l’aile, votre carrière est décevante, quand vous vous regardez dans une glace vous vous trouvez moche, vous en avez marre du mauvais temps, vous trouvez que le temps s’écoule de manière trop rapide ou, au contraire, trop lente, votre ordinateur s’est planté, votre bus arrive avec cinq minutes de retard... ?

Contactez John-Filip&John-Filip Consulting et vous saurez pourquoi.

Posez n’importe quelle question et vous aurez une réponse constructive, éclairante et argumentée.

Exemple : Ce matin, en sortant de chez vous, vous avez vu un chat traverser la route. Pourquoi le chat a t-il traversé la route?

Réponse de John-Filip&John-Filip Consulting.

La dérégulation du côté de la route où se trouvait le chat menaçait sa position dominante sur le marché. Le chat était en face de nouveaux challenges. Afin de créer et de développer les compétences requises qui puissent lui permettent d’affronter les évolutions du marché, John-Filip&John-Filip Consulting a aidé le chat en repensant sa « physical distribution strategy » ainsi que son processus d’implémentation.

En utilisant le Cat Integration Model (CIM), John-Filip&John-Filip Consulting a permis au chat d’utiliser son capital compétence ainsi que ses atouts méthodologiques dans un cadre managériale globale.

John-Filip&John-Filip Consulting a déterminé différentes stratégies couvrant l’ensemble du spectre « traversée de la route » (the cross-spectrum road). En collaboration étroite avec le client, les analystes de John-Filip&John-Filip Consulting ont entamé un one-day meeting consacré à l’industrie féline du transport afin d’une part d’élever leur capital connaissance sur le sujet, d’autre part de trouver les synergies qui puissent, dans un cadre coût/rendement acceptable pour le client, rendre l’opération intégrable dans la continuité du « cat cross-median processes ».

Le one-day meeting a été tenu sur le trottoir de la rue afin de permettre et de créer un impact environnemental favorable, stratégiquement basé et construit sur une architecture claire, simple et consistante qui puisse permettre au marché de déterminer la mission du chat, sa vision et ses valeurs éthiques. Grace à l’intervention de John-Filip&John-Filip Consulting, le repositionnement géographique du chat dans le cadre de son business plan fut couronné de succès.

mardi, juin 20, 2006

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le mardi 20 juin 2006

Il y a quelques jours, en écoutant la radio française, j’ai entendu que “l’humoriste français, natif de Belgique, Raymond Devos est mort”. Le lendemain j’ai reçu par la poste les cartons d’invitation pour la résidence et les performances au Lokaal01. A côté de mon nom, il y avait, pour indiquer ma nationalité, un B. Ca m’a amusé. J’aurais pu téléphoner à Anvers pour leur dire qu’au lieu d’un B il aurait fallu un F. Mais j’ai pensé que le temps d’une exposition, ce pouvait être une chance que de changer de nationalité. Comme Raymond Devos, mais en sens inverse, je suis devenu un artiste belge natif de France. Il s’agit de la deuxième fois que cette petite mésaventure m’arrive ( remarque : j’ai spontanément utilisé le mot « deuxième » au lieu de « second » qui implique le plus souvent, dans la langue française qu’il n’y a que deux choses ; ma spontanéité est comme le désir du : jamais deux sans trois). Pour un festival de vidéo aux Etats-Unis, cet hiver, les organisateurs avaient commis la même erreur. Cette fois-ci j’ai envoyé un mail pour rectifier l’erreur. Ils n’en ont pas tenu compte et jusqu’à la fin du festival j’étais un vidéaste belge. Dans ce genre de manifestation, tout se fait à la dernière minute. C’est donc une faute vénielle que d’oublier de substituer un F à un B. Néanmoins, comme je n’ai pas eu la chance de naître belge, j’ai des pensées parfois très hexagonales, c’est-à-dire très marquées par une morosité qui vire à la paranoia. Car la France va mal, tous les journaux en parlent, les hommes politiques comme le reste de la population sont très disserts sur le sujet. Dernièrement une amie vivant à Toulouse m’a dit : « nous sommes un vieux pays ». Autant dire que plutôt que de m’ingénier à créer des films et des textes, je devrais plutôt m’occuper à trouver un bon plan épargne-retraite. Je n’en suis pas là mais je me dis que si j’étais un extra-terrestre francophone, pour comprendre la langue du pays, faisant reposer sa soucoupe volante dans le pays, au bout de deux ou trois mois passés au contact des autochtones je repartirais. A moins que je ne me plonge dans une lecture croisée des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et d’Ubu roi d’Alfred Jarry, les deux auteurs entre lesquels on oscille le plus en ce moment dans ce pays.

Il y a quelque part une phrase de Levinas qui dit : je n’ai pas de patrie, le seul endroit où je me sois chez moi, c’est la langue, je suis chez moi dans la langue française. Quelqu’un qui dit ça, c’est qu’il n’adhère pas complètement à la langue, c’est qu’il n’exclut pas un renversement qui ferait de la langue un univers hostile. Parfois le langage est une espèce de mauvaise voiture.

En ce moment mon pays ressemble à une mauvaise voiture. Elle est en train de faire un demi-tour. Vers quoi

par JEAN PHILIPPE CONVERT, le lundi 19 juin 2006

Je commence demain à Anvers, au Lokaal01, une résidence avec le saxophoniste Thomas Olbrecht. Jusqu’à la mi-juillet, de temps en temps, je vais montrer quelques-uns de mes films, lui jouer en solo où avec son groupe « Drive speed » ; parfois ma voix et son instrument se rejoindront : je lirai mes textes, lui y plaquera des sons ; derrière un ordinateur portable, Frederik de Wilde mixera le tout : il se pourrait que tout cela soit beau. Il est vrai que nous sommes doués, que nous avons de la culture et que nous travaillons dur : rien donc d’étonnant à ce que nous puissions créer de belles pièces. Il reste que si je me promène dans une ville inconnue mon regard sera d’abord attiré par les maisons imparfaites, aux pièces délabrées, dans les quartiers oubliés. Dans nos villes modernes, notamment à Bruxelles, là où je vis, les autorités communales ne semblent pas de mon avis. On fait la chasse aux chancres urbains. C’est dommage, cela apportait de l’imperfection dans les parcours touristiques. Dans mon quartier, par exemple, quand je me suis installé, il y avait en face de ma fenêtre derrière une palissade, un terrain vague, une dent creuse. Depuis on y a mis du plomb : au rez-de-chaussée une grande surface qui me sert d’ailleurs beaucoup pour faire mes emplettes ; les étages au nombre de quatre, plus des chambres sous les toîts, sont occupés par des gens à revenu moyen ainsi que par de bons contribuables. Cet immeuble paraît-il a bénéficié d’un certain écho parmi le petit monde des architectes pour sa qualité. Je veux bien le croire. Mais je me souviens qu’avant qu’il ne se construise, je m’étais introduit une nuit en franchissant la palissade sur le terrain vague en me disant : c’est là qu’il faudrait faire quelque chose : un jardin, une exposition sauvage, un concert. J’ai laissé mes idées en friches et les constructeurs d’immeubles sont venus. Depuis je devine que les pièces de cet immeuble doivent être parfaites, les murs blancs, à peine peut-être une ou deux craquelures du platre comme on en voit souvent dans ces bâtiments qui ont été construits rapidement. Au Lokaal01, l’espace est blanc comme dans presque tous les lieux de l’art contemporain. Ils ressemblent à une toile de format carré, accroché à une cimaise, à laquelle le peintre n’aurait pas touché. Ce sont des espaces en soi, fermés sur eux-mêmes, parfaits. Dès que l’on commence à y toucher, ça devient plus compliqué ; des problèmes apparaissent et pour peu que l’on ait eu une éducation artistique un peu stricte, on se dit que l’on ferait mieux de ne rien faire. Rien de plus beau qu’un carré blanc dans une pièce blanche. Le problème est que cela a déjà été fait. Or une éducation artistique un peu stricte est basée sur quelques principes, dont celui-ci : il ne faut jamais faire ce qui a déjà été fait sinon ce n’est plus de l’art contemporain. Le principe peut aller loin : si je crée une pièce à l’occasion d’une exposition et que je remontre la pièce six mois plus tard dans une autre exposition, on m’en fera le reproche. On me dira, à moins que cela ne se fasse dans mon dos : tu te répètes. Ce à quoi je réponds : il y a si peu de monde lors de nos expositions, il faut donc toujours montrer et remontrer nos travaux, sauf à considérer qu’ils ne valent d’être appréciés que par les professionnels des vernissages. Comme on le remarquera donc, le petit monde de l’art contemporain est parcouru par d’intenses débats.

A Anvers, puisque j’interviens dans cet espace tout blanc, ce sera imparfait et répétitif. J’espère simplement que nous ne casserons pas trop d’oreilles et de regards, comme parfois une ballade dans une de nos villes peut le faire : la répétition des mêmes images, des mêmes publicités, des mêmes produits, l’accumulation des signes que l’on n’a pas choisi et que l’on vous impose jusqu’à la nausée. Le but est là : créer un effet de saturation, une fatigue, c’est-à-dire pour reprendre l’expression d’un directeur de chaîne : « créer du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola».

Quant à moi, j’entends me répéter mais une seule fois. C’est bien assez d’une vie. Sur cette auguste et sibylline parole je vous laisse en me demandant si plutôt que des projections vidéos, des lectures et des concerts, je ne ferai pas mieux de faire un jardin sauvage. Ca suivrait son cours : les pousses se répéteraient ou se mélangeraient. La problème est qu’il manque de la lumière dans cette galerie. Nous ne garderons donc que la sauvagerie, dans la mesure où nous en sommes capables

lundi, juin 19, 2006

le journal de JEAN PHILIPPE CONVERT 19>25 juin

CETTE SEMAINE LE JOURNAL DE JEAN PHILIPPE CONVERT

dimanche, juin 18, 2006

par ELEIN FLEISS, le dimanche 18 juin 2006

« J'ai entendu la foudre et du feu est tombé du ciel. Quelque chose m'a renversé par terre. Mes bras et mes jambes étaient immobilisés et j'avais le sentiment que ma tête allait exploser. » Jeudi, en Bulgarie, a eu lieu un violent orage. Danail Gueorguiev, un homme de 38 ans qui s’était abrité sous un arbre, a pu ainsi échapper à la mort, alors que soixante-dix de ses chèvres ont été tuées par la foudre, à quelques mètres de lui.

L’été dernier j’ai assisté à un orage spectaculaire en Allemagne. Je me trouvais dans un village, au bas d’une montagne, et avant que celle-ci ne disparaisse entièrement derrière un mur de nuages noirs, j’admirais les chèvres merveilleuses qui se trouvaient sur son flanc. L’orage a duré une demi-heure, une tornade est passée, et je me suis terriblement inquiétée pour les chèvres. Quand le ciel s’est dégagé, la montagne a réapparu, beaucoup d’arbres et la plupart des toits du petit village avaient été arrachés, mais les chèvres étaient là, dans un creux, serrées les unes contre les autres, indemnes.

Contrairement aux vaches, qui se foutent royalement de nous, humains, quand nous passons près d’elles, les chèvres viennent amicalement à notre rencontre et nous fixent de leurs drôles d’yeux dont la pupille est verticale. Il se peut même qu’elles nous lèchent la paume de la main avec leur langue râpeuse.

A Madrid, le Paseo du Prado, la magnifique artère qui passe devant le musée du même nom, fait l’objet d’un projet de réaménagement pour lequel on prévoit l’abattage de centaines d’arbres centenaires.
La baronne Thyssen, veuve du baron du même nom qui avait légué sa collection d’art à la ville de Madrid en 1993 et dont le musée se trouve aussi sur le Paseo du Prado, a menacé de s’attacher aux arbres si la ville ne renonçait pas à son projet. « Je chercherai d'autres amoureux de la nature comme moi et nous nous attacherons à chaque arbre pour empêcher qu'on ne les tue ; j'emporterai un panier repas et on verra bien qui me fait bouger de là. »

Il y a deux ans, à Nice – ville corrompue entre toutes, belle, italienne – un crime terrible a été commis par les crapules en place à la Mairie. Avenue Jean Médecin, la centaine de platanes centenaires qui faisaient toute la beauté de cette grande avenue, ont été abattus pour l’aménagement du tramway.
Un homme rencontré par hasard dans le Vieux Nice m’a raconté qu’une femme qu’il connaissait s’était attachée à un platane pour essayer de faire arrêter le massacre.

L’équipe de France de football est en train d’affronter celle de la Corée du Sud en Allemagne. A Leipzig.
En1933, mes grands-parents paternels ont fui la ville de Leipzig pour venir en France. En 1940, ils ont fui la ville de Paris, avec mon père qui avait 7 ans, pour le Brésil. Le voyage s’est fait par bateau. Lisbonne-Rio de Janeiro. Au Brésil, mon père qui était né à Paris est devenu brésilien et jouait au football presque chaque jour sur la plage. Beaucoup de ses amis étaient noirs. En 1947, mes grands-parents et mon père ont quitté le Brésil pour la France, où je suis née, vingt et un ans plus tard.

A Vienne, mardi, j’ai déjeuné avec une nouvelle amie, coréenne. Nous avons été dans un restaurant coréen – une de mes cuisines préférées. Pendant le repas, ma nouvelle amie m’a raconté une histoire d’amour malheureuse. Elle avait des larmes dans les yeux.

Il y a un moment des cris et des klaxons ont retenti dans la rue et j’ai su que la France avait marqué un but. Maintenant j’entends quelques voitures, des oiseaux chanter et j’attends le prochain but.

samedi, juin 17, 2006

par ELEIN FLEISS, le samedi 17 juin 2006

Saturday. International Shopping Day.

Non pas que les habitants de la planète ne consomment pas les autres jours, mais le samedi, ça s’intensifie et ça se densifie. Les jours précédents, beaucoup travaillent et le jour suivant, on ne peut pas acheter ou presque pas.
Il y a quelque temps, j’étais dans un bus, à l’arrêt, quand une fille, parmi des adolescents qui se trouvaient sur le trottoir, a interpellé le chauffeur : « Vous allez à Adidas ? ». Sans Bonjour, sans Merci.
Pour ceux-là, la ville est un centre commercial géant. Pour d’autres, par exemple les socialistes de la Mairie de Paris, elle est un grand Disneyland culturel.

Je n’ai plus de shampoing. Je vais devoir aller me mêler à la foule des autres consommateurs. Mais acheter quand ça répond à une nécessité est un plaisir, comme manger quand on a faim. Saturday n’étant pas spécifiquement l’International Shampoo Day, je devrais m’en sortir sans trop de heurt. Même si, il faut bien le dire, ce n’est pas à la pharmacie d’en face ou au supermarché du coin que je vais pour acheter mon shampoing – en provenance de New York.
Le plaisir n’en est que plus grand.

Voilà, j’en reviens, après avoir fait un détour par ma planque où j’ai bu un grand crème. Ma planque était déserte, le patron, Michel, faisait une sieste et le jeune homme qui tenait le café m’était inconnu.
Avoir une planque près de là où on vit est une grande chance. Je l’ai découverte plusieurs années après ma venue dans le quartier. En plus d’être un café dont l’atmosphère me convient parfaitement, le soir on peut y dîner et c’est très très bon.

J’écoute les Modern Lovers et l’extraordinaire voix nasillarde de Jonathan Richman. Ah ! Jonathan Richman. Evidemment il y a aussi Bob Dylan et David Berman mais en ce moment, peut-être parce que je suis plus joyeuse que triste, c’est Jonathan Richman.

1971, « Hospital » :
When you get out of the hospital/ Let me back into your life/ I can't stand what you do/ I'm in love with your eyes/ And when you get out of the dating bar/ I'll be here to get back into your life/ I can't stand what you do/ I'm in love with your eyes/ Oh, I can't stand what you do/ Sometimes I can't stand you/ And it makes me think about me/ That I'm involved with you/ But I'm in love with this power that shows through in your eyes
I go to bakeries all day long/ There's a lack of sweetness in my life/ And there is pain inside/ You can see it in my eyes/ Oh there is pain inside/ You can see it in my eyes/ Makes me think about me/ That I've lost my pride/ But I'm in love with this power that resides in your eyes
You live in modern apartments/ Well I even got scared once or twice/ Last time I walked down your street/ There were tears in my eyes/ Well these streets/ We all know/ They help us cry when we're alone late at night/ Don't you love them too?/ That where you got your eyes?/ Oh I can't stand what you do/ Sometimes I can't stand you/ And it makes me think about me/ How I'm involved with you/ But I'm in love with this power that shows through in your eyes

1973, « I’m Straight » :
I called this number three times already today/ But I, I got scared, I put/ It back in place, I put my phone back in place./ I still don't know if I should have called up./ Look, just tell me why don't ya if I'm out of place./ 'Cause here's your chance to make me feel awkward/ And wish that I had never even called up this place./ I saw you though today walk by with hippie Johnny./ I had to call up and say how I want to take his place./ So this phone call today concerns hippie Johnny./ He's always stoned, he's never straight./ I saw you today, you know, walk by with hippie Johnny./ Look, I had to call up and say, I want to take his place./ See he's stoned, hippie Johnny./ Now get this, I'm straight and I want to take his place./ Now look, I like him too, I like hippie Johnny./ But I'm straight and I want to take his place./ I said, I'm straight/ I said, I'm straight/ I'm proud to say/ Well I'm straight and I want to take his place.
(…)

Il manque la musique et l’humour qui passe par l’intonation de son incroyable voix.

par ELEIN FLEISS, le vendredi 16 juin 2006

Vendredi soir. Le chemin vert.

Il commence sans vert aucun, lorsqu’on quitte le boulevard Saint-Germain, à l’Odéon, et qu’on entre dans la rue de l’Ecole de médecine.
A partir de là, tout est différent – c’est l’échappée.
Passée l’université René Descartes et la rue Hautefeuille, dont on suppose qu’elle doit son nom aux arbres touffus qui la bordaient, je jette toujours un coup d’œil sur la pâtisserie viennoise, même si je n’y vais plus depuis longtemps, pour vérifier qu’elle est toujours là.
Il faut traverser le boulevard Saint-Michel, quelques mètres encore du monde bruyant et oppressant que j'ai laissé derrière moi, puis c’est déjà la rue des Ecoles. A partir de là, plus rien ne viendra interrompre le chemin vert.
Sur la gauche, en face de la Sorbonne, le square Paul-Painlevé, inauguré en 1900 et où l’on trouve quelques arbres magnifiques.
Sur la droite, passée la rue Saint-Jacques, devant le collège de France, deux des plus beaux platanes de la ville entourent la statue de Dante.
Un peu avant le croisement avec la rue Monge, sur la droite, au bout de la rue des Bernardins qui finit en impasse, se trouve le petit hôtel Henry IV qui me semble être un endroit idéal pour passer une nuit avec la personne aimée.

C’est là aussi que commence le square Paul Langevin, créé en 1868 devant le bâtiment de l’ancienne école polytechnique et son magnifique double escalier dont les larges rampes sont entièrement recouvertes de verdure – la viorne.
Selon les saisons, l’escalier est dépouillé ou croule littéralement sous le feuillage.
En hiver, rien ne différencie les plantes grimpantes mortes de celles qui sont vivantes. Les ramifications de lignes qui se dessinent sur les murs sont nues.
Au début du printemps je scrute anxieusement les premiers signes de vie même si je ne peux dire ce que j’aime le plus, un mur envahi par les feuilles ou par les lignes qui parcourent la pierre.
Sur le haut mûr du bâtiment qui se trouve au fond du square, une immense nappe verte – de vigne vierge – frémit dans le vent. Plus loin, sur le même mur, des lignes sèches attestent de la mort d’une plante.
Ici se trouve un marronnier extraordinaire.
C’est la fin du jour et tous les verts deviennent sombre.
Les arbustes qui couvrent le double escalier sont en pleine feuillaison – jamais je ne pourrai me lasser de le regarder.
Le long des grilles, de ridicules pots de fleurs circulaires ont été installés autour du tronc des cerisiers. Je détourne le regard.

Plus bas, j’ai le choix : prendre la rue de Poissy ou la rue des Fossés Saint-Bernard. Dans la première, de loin, j'aperçois les deux grands platanes du collège des Bernardins – en travaux. Ils sont en piteux état. Je n'aime pas voir un platane récemment taillé et décide donc de longer l’Université Jussieu – en travaux également – par la rue des Fossés Saint-Bernard.
Sur ma droite, ligne de platanes en pleine beauté qui se termine, au croisement avec le boulevard Saint-Germain et les quais, devant l’institut du monde arabe, par un platane plus immense que tous ceux qui le précèdent. Cet arbre fait partie de ceux qui jalonnent mon chemin.

La traversée de la Seine par le Pont de Sully peut à elle seule me réconcilier avec Paris, même si dans ce sens-là, lorsque je retourne sur la rive droite, la traversée se fait à contrecœur.
Ce soir, au-dessus de Notre-Dame, le ciel est bleu et rose, tout en traînées horizontales.
En amont, une foule joyeuse s’est installée sur les berges, depuis le Pont, en direction d’Austerlitz.
Au loin la bibliothèque de France – rose.
Traversée de l’île Saint-Louis. Densité verte du square sans nom de l'extrémité de l'île et sur ma gauche, le mystérieux jardin de la magnifique demeure.
Deuxième partie du pont, il est 22 heures 30, les réverbères s’allument. Ciel fuchsia et violet. Lumières des phares sur les voies rapides. Le banc aux Polonais ivres est vide.
Square Henri Galli, plusieurs platanes centenaires et magnifiques. C’est la fin.

vendredi, juin 16, 2006

par ELEIN FLEISS, le jeudi 15 juin 2006

Paris. Il est 22 heures.
Depuis hier, à mon grand soulagement, il fait moins chaud.
Aujourd’hui j’ai traversé la ville en tous sens. Quatre trajets de métro, certains direct, d’autres faits de plusieurs changements, pendant lesquels je lisais « Crime et Châtiment » (dans la traduction géniale d’André Markovicz). C’est grâce à un très grand effort que j’ai réussi à m’arracher à ma lecture pour ne pas rater les arrêts et les correspondances.
J’ai déjeuné dans un restaurant cambodgien, Macha, au fond d’une galerie marchande, dans le XIIIème arrondissement. Un quartier rendu vivant par les communautés asiatiques qui y vivent et qui l’ont entièrement transformé.
Il y a quelques années, j’y habitais, au vingt-sixième étage de la tour Helsinki. Cette tour fait partie des Olympiades, construites à partir de 1969, juste avant que soient interdits les édifices de plus de 37 mètres dans la capitale française.
Il y quelques semaines la question des tours a été remise sur le tapis par Pierre Mansat, membre du Parti Communiste Français, adjoint à la Mairie de Paris. Depuis a lieu une polémique autour de l’urbanisme du Paris de demain et de sa hauteur.
J’ai adoré habiter une tour. Pour le soleil que je voyais chaque soir descendre à l’horizon, pour la découverte d’une ville que je voyais différemment, de loin, pour le calme protecteur de la hauteur, pour l’exotisme de la situation, pour les centaines de boîtes aux lettres dans le hall. Je vivais à Paris mais j’avais l’impression d’être ailleurs. Impression renforcée par la présence asiatique dans le quartier. A chaque retour de voyage, j’entrais chez moi et la vue me stupéfiait à nouveau. Tout ce qui se passait dans le ciel, qu’il soit nuageux, azuré, couvert, orageux, violet, orange, pâle ou bleu marine, avait pris une grande importance dans ma vie.
A cette époque, je n’avais pas encore trente ans et je n’avais pas peur du vide.
Quitter cet appartement a été le plus triste de mes déménagements et je suis restée longtemps sans retourner dans ce quartier de peur d’être submergée par la nostalgie.
Ce soir j’ai dîné dans le Xème arrondissement, à La Chapelle, dans un restaurant indien, Dishny, très différent du type de ceux que l’on trouve passage Brady. On y mange une nourriture excellente et fraîche pour très peu d’argent.
Ce quartier aussi a été complètement transformé par l’installation progressive des indiens et des sri-lankais – principalement Tamouls – depuis une dizaine d’années. D’un des plus glauques de Paris il est devenu joyeux et vivant et il continue de se transformer, presque chaque jour.
Paris, vidée de ce qui faisait son peuple – évincé à la périphérie – survit grâce aux populations étrangères qui s’y sont installées. Sans elles, Paris serait déjà morte, ne serait plus qu’une ville fossilisée, peuplée de bourgeois, envahie par les boutiques de décoration, de vêtements et de téléphones portables, par les agences immobilières et les agences bancaires.
Paris. Il est minuit.

jeudi, juin 15, 2006

par ELEIN FLEISS, le mercredi 14 juin 2006

Ils portent tous un costume – impeccable – et la plupart du temps, une cravate. Leurs cheveux sont coupés court.
Les femmes, en plus petit nombre, portent une jupe droite ou un pantalon à pinces avec un pli, avec veste assortie sur chemisier ou T-shirt (légèrement décolleté). Les couleurs : gris clair, beige ou repoussantes, comme saumon ou moutarde. Parfois, des imprimés. Chaussures : à petits talons.
Leurs vêtements sont bien repassés et ils ont l’air neuf.
On les voit quand on voyage, dans les avions, dans les trains et dans la plupart des hôtels.
Ils ont une valise à roulettes de petite taille et une mallette qui contient leur ordinateur portable (toujours un PC). La plupart du temps, ils parlent dans leur téléphone portable.
Ils se ressemblent tous, quelle que soit leur race et leur origine.
Ils lisent le journal, principalement ceux sur l’économie : The Financial Times, Les Echos, The Economist, mais aussi Le Monde, La Repubblica, El Mundo, The International Herald Tribune, etc. Il se peut qu’ils lisent aussi des livres avec des titres comme « La sociologie du management », « L'Etude des marchés qui n'existent pas encore... », « Le guide du Merchandising : méthode en 36 actions interactives » ou « La Fidélisation client : Stratégies, pratiques et efficacité des outils du marketing relationnel ».
Ils ont tous été à l’école et ont fait des études secondaires.
Selon la grandeur de la structure qui les emploie, ils voyagent de ville en ville, au sein d’un même pays, ou d’un pays à un autre. La classe qui leur est attribuée lors de ces voyages (1ère ou 2ème dans les trains, Economy ou Business dans les avions) et le nombre d’étoiles des hôtels dans lesquelles ils séjournent, varient selon leur fonction et les responsabilités qui leurs incombent – leur grade.
On les trouve dans le monde entier. Pas seulement en Europe, en Amérique ou en Asie du sud-est mais aussi en Inde, en Amérique du sud ou en Russie.
D’origine modeste ou issue de la petite bourgeoisie, leurs familles, qui comptent souvent des ouvriers ou des paysans dans les générations passées, sont souvent fières d’eux. Pas seulement parce qu’ils ont un travail mais aussi, beaucoup, à cause du costume et de la mallette. Si le père ou le grand-père ouvrier ou paysan est encore dans les parages, il y a des chances pour qu’il soit moins dupe et regarde son rejeton et sa panoplie d’un air suspicieux, moqueur ou carrément dégoûté.
Ils sont salariés et peuvent perdre leur travail aussi vite que le permet la législation du pays dans lequel la structure qui les emploie est «implantée».
Leur travail – un petit maillon dans une grande chaîne – consiste à participer à la destruction de tout ce qui est beau, tout ce qui est vivant, tout ce qui est différent, dans le monde entier.
Pour certains, en toute inconscience, pour d’autres, dans le cynisme le plus total.
Généralement, ils ont des enfants.
On peut évidemment imaginer qu’ils ont une âme et un cœur enfouis dans les profondeurs de leur être.
Aujourd’hui, à l’aéroport de Vienne et à l’aéroport de Paris, j’en ai vu beaucoup.
Le dialogue qui suit est transcrit du film « La Salamandre » réalisé par Alain Tanner en 1971.
– Nous allons à petits pas vers la mort.
– Avant de crever, le capitalisme dans sa perversité fondamentale et la bureaucratie dans son dogmatisme obtus feront chier encore pas mal de monde.
– Ah ! Que le bonheur est proche ! Ah ! Que le bonheur est lointain ! Tu crois qu'on est foutus ?
– Non, en passant par là, on s'en sortira.
– En passant par là ?
– Oui, par là, on est en route vers la terre promise.
– Tu crois ? Les issues ont l'air plutôt bouchées.
– On a pas le choix. Ou bien on est en route vers la terre promise, ou bien on est en route vers la barbarie et l'intoxication programmées que nous préparent les technocrates.
– Avec l'appui des majorités silencieuses.
– Comme tu dis.
– Ah ! Que le bonheur est proche ! Ah ! Que le bonheur est lointain !

mercredi, juin 14, 2006

par ELEIN FLEISS, le mardi 13 juin 2006

Vienne, le dernier jour, dans la mélancolie du compte à rebours.
Dans vingt-quatre heures je ne serai plus ici, dans l'illusion d'un exil, certes éphémère.
D'ailleurs c'est déjà foutu, depuis quelques heures tout est teinté par la nostalgie. Je ne pourrais plus aller dans tel café, je n'entendrai plus le son des tramways, je n'aurai plus la sensation d'avoir plus d'espace et donc plus d'air, je ne me tiendrai plus bien droite quand je marcherai dans la rue, non, quelque chose fera que je marcherai courbée. Je partirai sans être allée au Volksgarten dont j'ai déclaré de façon péremptoire à qui voulait bien l'entendre que c'était mon jardin préféré à Vienne. Les conversations ne se feront plus tout à la fois en français, en allemand et en anglais. Je serai de retour en France, à Paris. Tous les mots écrits sur les affiches publicitaires, à la une des journaux et sur les couvertures des magazines signifieront quelque chose malgré leur évidente et terrible vacuité.
Combien de temps faudrait-il quitter la France pour qu'elle me manque ?

Tout à l'heure j'ai rencontré Wilmo, ami de Marina, Juif hongrois - survivant.
Coïncidence : il vit à Paris, à trois minutes de chez moi.
Une heure de conversation ininterrompue sur la terrasse nord de l'appartement. Lui, dans un français non seulement parfait mais vivant, précis, animé, rare. Moi, balbutiements, lenteur.
Après deux phrases plus aucune barrière n'existait entre lui et moi. Wilmo m'a appris plus de choses en une heure que si j'avais passé ma journée à lire. Les personnes les plus vivantes commencent souvent à se parler en évoquant leurs problèmes de santé, voire leur mort prochaine. Beaucoup de juifs ont une forte tendance à l'hypocondrie - peut-on dire une chose pareille? -, de plus ils sont capables de provoquer le rire le plus joyeux quand ils racontent les choses les plus terribles - quant à elles, tout à fait réelles - qui leur sont arrivées.

Le soleil vient de disparaître derrière la coupole du musée des beaux-arts.
Le long du Ring les réverbères se sont allumés. Au loin je distingue les collines sous un ciel gris et rose.
Le moment le plus idiot et regrettable de cette journée aura été la lecture du Monde au café Sperl.

lundi, juin 12, 2006

par ELEIN FLEISS, le lundi 12 juin 2006

Vienne. Le matin.
La chaleur a fini par arriver jusqu’ici, à l’est. Le grand thermomètre qui se trouve derrière la fenêtre de l’entrée – de la marque Melitta Kleemann & Co.
– indique 30°c.
Le ciel est bleu pâle, sans un nuage, légèrement brumeux.

A ma droite, un mur de livres. Presque tous en allemand, mais pas seulement. J’en prends un, à portée de main du petit bureau où j’écris : « Lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo », Grasset, 1937.
Saintes-Maries, juin 1888,: « Je me suis promené une nuit au bord de la mer sur la plage déserte. C’était pas gai, mais pas non plus triste, c’était — beau. Le ciel d’un bleu profond était tacheté de nuages d’un bleu plus profond que le bleu fondamental d’un cobalt intense, et d’autres d’un bleu plus clair, comme la blancheur bleue de voies lactées. Dans le fond bleu les étoiles scintillaient claires, verdies, jaunes, blanches, roses, plus claires, diamantées davantage comme des pierres précieuses que chez nous — même à Paris — c’est donc le cas de dire : opales, émeraudes, lapis, rubis, saphirs.
La mer d’un outremer très profond — la plage d’un ton violacé et roux pâle il m’a semblé, avec des buissons sur la dune (de 5 mètres de haut la dune) des buissons bleu de Prusse. »

Je suis ici, invitée par mon amie Marina Faust, dans l’appartement où vivait son père, Marcel Faust, jusqu’à sa mort en septembre dernier, à l’âge de 93 ans. Sur une photographie on le voit, jeune, assis sur un lit avec des boots à lacets, en train de fumer une cigarette. Marcel fumait des Laurens – cigarettes suisses faites de tabac égyptien – jusqu’à ce que la production cesse, à la fin des années 90. Il est alors passé aux Flirt, des cigarettes autrichiennes. A plus de 90 ans, il portait encore des jeans, lisait tous les jours les journaux – le Neue Zuercher Zeitung, le Frankfurter Allgemeine, Le Figaro, et d’autres – au café Tirolerhof ou au café Korb. Il vivait seul dans cet appartement, à deux pas de celui où il était né, en 1912.
Marie Faust, la mère de Marcel, la grand-mère de Marina, est morte à Auschwitz en 1942.
Après la guerre, Marcel est revenu à Vienne.
Marina, elle, a quitté cette ville à vingt-quatre ans.

Hier nous sommes allées au cimetière pour voir si la plaque avait été posée. C’est en cours. Monsieur Kohut, le Juif orthodoxe qui s’est occupé des obsèques, a été le premier à faire rire Marina après la mort de son père en lui demandant s’il fallait creuser la tombe plus profond, en prévision de son cercueil. Marcel avait donné des instructions pour que le nom de sa mère – elle, sans sépulture – soit inscrit sur sa tombe. Le nom de la mère de Marina, Christine, morte il y a quelques années et qui avait préféré être incinérée, sera aussi gravée sur la pierre tombale.

Ici, il y a plusieurs bibliothèques qui contiennent des centaines de livres. A côté du lit où j’ai dormi, ceux de Nadejda Mandelstam, Karl Marx, Walter Benjamin, Gershom Sholem, Joseph Roth...
A la fin Marcel n’arrivait plus à lire. Peu de temps après il est mort.

J’entends plusieurs tic-tac et la rumeur de la ville atténuée par les doubles fenêtres.
Une grande terrasse, côté nord, offre une vue magnifique sur Vienne – le palais impérial, le Burggarten, l’église Augustiner et le Stephansdom, le musée d’Histoire naturelle et le musée des Beaux-arts – jusqu’aux collines environnantes.
Marina dort encore.

dimanche, juin 11, 2006

le journal d'ELEIN FLEISS 12 juin>18 juin 2006

CETTE SEMAINE LE JOURNAL D'ELEIN FLEISS

par LAURENT DE SUTTER, le dimanche 11 juin 2006

Dans le dernier volume de ses Exorcismes spirituels, Philippe Muray se moquait cruellement de ces écrivains invités à tenir pour une semaine leur journal intime dans les pages d’un journal. Il pensait bien sûr à Libération. En effet, notait-il, ces écrivains ne trouvent en règle générale pas d’autre réponse à la commande qui leur est faite qu’acheter un journal et se mettre à commenter l’actualité. Aux yeux de Philippe Muray, rien n’était plus vain que ce commentaire : il ne faisait que redoubler par le vide d’une conscience d’écrivain concerné le vide d’une actualité qui ne vit précisément que de l’énergie de tous ceux qui, de fait, se sentent concernés par elle. Pour Philippe Muray, c’était exactement l’inverse qu’il fallait pratiquer pour produire quelque chose d’intéressant. Il fallait se désolidariser de cette actualité. S’en désolidariser sans reste.

*

Un appartement derrière le marché de la place de Torcy. Du balcon, on aperçoit les hauts immeubles de la Porte de la Chapelle. C’est la nuit, il fait chaud. Il y a des garçons et des filles qui boivent du champagne en rigolant. Parfois, la musique (de la samba de Bahia) leur fait esquisser un mouvement d’épaule ou de hanche. L’heure tourne. En somme : une soirée d’été comme les autres. Mais ce n’est pas encore l’été ? Tant mieux.

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Gilles Deleuze était optimiste. Aux périodes pauvres succèdent toujours des périodes riches, disait-il. Nous vivons dans une période pauvre ? Soit. Faisons comme le sage chinois : attendons que la situation se transforme. Face à la nullité, l’irritation est inutile. Il suffit d’être patient. L’acharnement de la nullité à vouloir paraître contemporaine la périmera plus sûrement que toute entreprise délibérée pour l’anéantir.

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Il y a peu, Louis Skorecki évoquait dans Libération le film que Otto Preminger avait tiré de Bonjour tristesse. Il en profitait pour tirer un coup de chapeau à Frédéric Beigbeder. Il y a chez ce garçon un peu de Sagan, écrivait-il, c’est un très bonne raison pour l’aimer. Et il ajoutait : il a également pris sa défense alors que tout le monde la méprisait ou l’avait oubliée, c’en est une seconde. Oui, on se rendra compte un jour que Frédéric Beigbeder était un grand écrivain. Comme on s’est rendu compte, mais trop tard, que Sagan l’était.

par LAURENT DE SUTTER, le samedi 10 juin 2006

Le dandysme est un humanisme. Pour s’en persuader, il suffit d’ouvrir un journal, de lire un communiqué de presse, de tendre l’oreille à une conversation de café : le dandysme est partout. Lorsqu’il décrivait notre époque comme celle de l’entrée dans l’âge du dandysme de masse, Camille de Toledo avait raison : le dandysme est devenu l’éthique de notre temps, une éthique démocratique. A ceux qui préfèrent l’esthétique, il ne reste donc plus qu’une seule voie : le snobisme. Le snobisme est un anti-humanisme.

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Gilles Deleuze disait qu’il préférait les mondanités aux discussions. Dans les discussions, expliquait-il, on ne fait que parler. Rien n’est plus ennuyeux que cela : cette obligation de parler. Dans les mondanités au contraire, la conversation prend un poids nul et une vitesse infinie. Dans les mondanités, on ne parle pas. C’est ce qui les sauve.

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Le soleil continue de briller. Dans les jardins de Paris, les fontaines en dansent de joie, et les filles sourient.

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Depuis la publication de Logiques des mondes et la brillante analyse qu’y livre Alain Badiou d’un tableau de Hubert Robert, tout le monde semble se souvenir de l’existence de ce peintre. Il y a quelques mois encore, qui aurait osé avouer sa secrète affection pour ce peintre ? Pour celui qui n’était jusqu’à hier qu’un champion de l’académisme néo-classique ? Aujourd’hui, toute honte bue, on n’hésite plus : oui on a fréquenté le dernier étage du Louvre, oui on s’est arrêté devant les grandes fresques méticuleuses de Robert, oui on a aimé passionnément ce tableau qui représente la Grande Galerie du Louvre en ruine. Oui, oui, oui. Oui à tout.

vendredi, juin 09, 2006

par LAURENT DE SUTTER, le vendredi 9 juin 2006

Il y a une semaine, lors du dîner clôturant le colloque « eFFEcTS – Reprises de la politique » qui s’était déroulé à l’Ecole des Mines pendant deux jours, Frédéric Neyrat entreprit d’asticoter Isabelle Stengers. A la question de savoir ce qu’elle pensait de l’agitation autour de la publication du Livre noir de la psychanalyse, sa réponse ne s’est donc pas faite attendre : « Les psychanalystes n’ont eu que ce qu’ils méritaient. » Si, pour Isabelle Stengers, les thérapies cognitivo-comportementales ont peu à faire valoir pour leur crédit, la psychanalyse, elle, en a encore moins. Frédéric Neyrat tira sur sa cigarette roulée.

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Que penser des journaux intimes qui rapportent les commérages ? Dans son Journal d’un oisif, Roland Jaccard donnait son opinion à propos de celui, prolifique, de Marc-Edouard Nabé. Elle n’était guère flatteuse. Mais, sous sa plume, cela équivalait peut-être compliment.

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Lire chaque semaine le Courrier international, c’est prendre la température de la détestation dont est mondialement victime la France. Politiciens débiles, population débile, intellectuels débiles, hommes d’affaires débiles. A entendre les éditorialistes de Pologne et du Royaume Uni, d’Espagne et des USA, de Belgique et des Pays-Bas, il ne manquerait à la France qu’un Berlusconi pour se transformer en une espèce de super-Italie. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes qu’ils se réjouissent tous de l’arrivée annoncée de Nicolas Sarkozy au pouvoir. Ne donnera-t-il pas rapidement de nouvelles raisons de haïr la France – et de très bonnes, cette fois ?

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Le seul moyen de survivre à Paris, c’est le décalage horaire : se lever trop tard, se coucher trop tard, manger trop tard, se promener trop tard. Mener l’ensemble de ses activités dans les brefs interstices que laissent les agendas trop structurés de ceux qui y travaillent. Oui, le seul moyen de survivre à Paris, c’est l’oisiveté, le désoeuvrement, la vacance.

par LAURENT DE SUTTER, le jeudi 8 juin 2006

Aujourd’hui, les suppléments littéraires semblent entériner la grève de l’intelligence qui touche désormais l’édition francophone. Dans Libération, Robert Maggiori et Jean-Baptiste Marongiu vont même jusqu’à parler de football : leur papier arbore avec fierté le titre suivant : « Penser avec les pieds ». Heureusement, deux pages plus loin, Philippe Lançon rend compte de la publication de la traduction française des Cours de littérature anglaise de Borges. Il note à leur propos : « Les courts essais et les chroniques encore plus brèves publiées par l'écrivain au cours des années trente dans la revue El Hogar lui ont permis de faire de la critique littéraire (ou cinématographique) une oeuvre qui n'ennuie jamais (et même souvent moins que les livres qu'elle aborde). Ces cours de littérature anglaise, quoique tombés de l'oral, sont du même niveau. Borges évite les adjectifs. Il éclaircit le brouillard des interprétations. » Eviter les adjectifs : classicisme, encore.

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Chez Pierre, caviste rue de la Bourse, un couple de vignerons de Rians invite à déguster un Chardonnay blanc et un Achille rosé tirés de leur cuvée 2005. A l’intérieur de l’établissement comme sur sa terrasse, on se bouscule. Il y a des trentenaires en costume rayé, cravate à gros nœud, qui se disent très heureux que leur épouse attende un enfant de leur part. Il y a aussi des filles plus jeunes, très blondes, qui portent des T-shirts roses et des pulls beiges noués sur leurs épaules. Elles rient très fort. Cela fait déjà deux bonnes raisons de fuir.

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Si Gilles Deleuze détestait la littérature française de son temps, c’était, disait-il, parce qu’elle ne se préoccupait que de ce que D.H. Lawrence appelait « le sale petit secret ». C’est-à-dire, pour Deleuze, le moi. S’il détestait la littérature française de son temps, c’était en somme parce qu’elle était nombriliste. Mais que dirait-il aujourd’hui ? Aujourd’hui où tous les écrivains ont oublié qu’il existait d’autres personnes grammaticales que le « je » ; où tous les écrivains n’ont de cesses de proclamer leur marginalité alors que le conformisme petit-bourgeois (bruxellois ou parisien) est leur condition ; où tous les écrivains multiplient les grands mots pour faire croire, sans succès, qu’ils publient des grands textes ? Oui, que dirait Deleuze aujourd’hui ? Rien, sans doute. C’est ce qu’il y a de mieux à faire : écraser cette littérature dans le silence.

jeudi, juin 08, 2006

par LAURENT DE SUTTER, le mercredi 7 juin 2006

Et si l’histoire de l’art du XX° siècle était l’histoire de l’extension du domaine du réalisme ? Il y a dans les collections de la Fundació Juan Miró de Barcelone un tableau qui abonderait peut-être dans le sens de cette question. Ce tableau s’appelle Mai 68. C’est un tableau abstrait. Mais l’abstraction n’est pas contraire au réalisme, suggère-t-il. Elle n’est en effet contraire au réalisme que si le seul moyen d’y parvenir consiste en la représentation de la réalité elle-même. Le problème, c’est que cette représentation ne peut qu’échouer : même les raisins de Zeuxis n’étaient pas parfaits. Ce que suggère le tableau de Miró, c’est qu’il est possible d’être réaliste grâce à la description. Là où la représentation vise à soumettre la pratique de la peinture à un impératif éthique de fidélité (immédiation), la description propose au contraire à la peinture d’inventer de nouveaux dispositifs de formalisation de la réalité (méditations) : synthèse par totalités, analyse par éléments, critique par saillances. Parce que, dans Mai 68, Miró faisait usage de ces trois dispositifs à la fois, il rendait possible un type de réalisme moderne qui rapprochait sa pratique de celles d’autres réalistes d’époques reculées. Carpaccio, par exemple. Avec Mai 68, Miró était d’abord réaliste – et puis ensuite moderne. Et non l’inverse.

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Il n’y a pas de journaux intimes. Il n’y a que des tentatives plus ou moins avortées de réaliser une œuvre publique. Cela ne signifie pas qu’un journal intime est toujours obscène : il n’y a que les mauvais journaux intimes qui soient obscènes. Cela signifie plutôt qu’un journal intime est toujours théâtral : il est la scène qui annule l’obscénité qu’il y aurait à parler de soi. Michel Tournier l’avait bien compris. Il n’y a que des « journaux extimes ».

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Anne Teresa de Keersmaeker présente au Théâtre de la Ville sa nouvelle création. Cela s’appelle D’un soir un jour. Six chorégraphies sur des musiques de Debussy, Stravinksi et Benjamin. Six vignettes qui explorent toutes les réponses à la célèbre question de Spinoza : « Que peut un corps ? » Pour Anne Teresa de Keersmaeker, en effet, la danse n’est pas une affaire de mouvement, d’espace ou de désir. C’est une affaire de densité. A la question « Que peut un corps ? », elle répond très simplement : entrer dans des rapports de densité avec d’autres corps, des rapports d’affection, qui vont du nul (un corps est toute la troupe : fission) à l’infini (toute la troupe n’est qu’un corps : fusion). Mais précise-t-elle, la densité ne se mesure jamais globalement. Elle ne se mesure pas sur toute la largeur d’un plateau. Elle se mesure au contraire localement : ici, ici, ou ici. Pour Anne Teresa de Keersmaeker, le plateau est une balance.

mardi, juin 06, 2006

par LAURENT DE SUTTER, le mardi 6 juin 2006

Hier soir, à la Galerie Léo Scheer, la dernière séance du séminaire « Lundi, c’est théorie » durant lequel s’était élaboré le contenu du futur volume de Fresh Théorie 2 était consacrée au thème du « Pop-porn ». Pierre-Olivier Capéran, Jacques Leuil (représenté par Mark Alizart), Rémy Russotto et votre serviteur auraient toutefois été bien en mal d’expliciter cette dénomination. S’agissait-il de croquer dans la pornographie comme dans une graine de maïs soufflée ? Ou s’agissait-il au contraire d’entériner une forme de devenir pop de la pornographie ? Peu importait, au fond. Comme le fit remarquer Léo Scheer lui-même durant le cocktail qui conclut la séance de séminaire, l’essentiel était de parvenir à formuler au sujet de la pornographie quelques propositions impossibles. C’est-à-dire : insoutenables, inaudibles, incompréhensibles. Mais c’est-à-dire aussi : follement drôles. Hier, à la Galerie Léo Scheer, on riait donc pas mal – tandis que dans la salle de projection, Hidden Obsessions (1993) de Andrew Blake entreprenait de convertir ceux qui croyaient encore que le cinéma X se résume à la vulgarité poursuivie par les moyens de l’image.

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Un soir, en compagnie d’une bande d’amis bruyants et ivres, on perd un portefeuille. Deux jours après, on reçoit un coup de téléphone signalant que le portefeuille a été retrouvé. On se dépêche à un rendez-vous. En effet : c’est bien le portefeuille, parfaitement complet. Mais il serait vulgaire d’en tirer la moindre morale. Heureusement qu’il y a encore des êtres désintéressés sur terre, etc. Ce genre.

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L’érotique du journal intime est une érotique de la distribution : comment se déploient les membres de ce qui constitue une journée, la pensée de cette journée, l’écriture de cette pensée. Chez Anaïs Nin, chez Virginia Woolf, chez Sylvia Plath, ou chez Louise de Vilmorin, cette distribution est continue. Chez Paul Claudel, chez Jules Renard, chez Léon Bloy ou chez Charles Juliet, elle est au contraire discontinue. Peut-être faudrait-il en déduire que le secret qui se dissimulerait derrière cette différence des modes de distribution ne serait en fait qu’une platitude : les hommes et les femmes n’habitent pas leurs journées de la même manière. Ils établissent un rapport érotique différent au cours de leur existence. Mais on n’aurait encore rien dit : là comme partout, il y a des exceptions. Il n’y a même que cela.

lundi, juin 05, 2006

par LAURENT DE SUTTER, le lundi 5 juin 2006

Henri-Frédéric Amiel tenait un journal intime pour sauver son existence de l’échec vers lequel il la voyait tendre. Pour lui, le journal intime devait prendre la place du chef-d’œuvre qu’il n’écrirait jamais. Il avait raison : un journal intime est toujours un chef-d’œuvre de substitution. Le chef-d’œuvre de ceux qui n’ont pas d’œuvre tout court. Mais il y a plus. Non seulement un journal intime ne reçoit sa grandeur que de la grandeur de l’œuvre qu’il remplace, mais en même temps il ne reçoit son intensité que de celle de la vie qu’il remplace aussi. C’est ce que n’a jamais compris, par exemple, Gabriel Matzneff : c’est parce que sa vie, comme son œuvre, est un échec, que son journal intime est intéressant. Contrairement à Amiel, toutefois, cet échec n’est pas complet. Voilà pourquoi, sans doute, son journal intime sera toujours moins intéressant que celui de Amiel, de Marie Bashkirtseff ou des frères Goncourt.

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Le soleil brille sur Paris. Mais, dans les cafés, on peut encore ressentir une angoisse diffuse : et si ce soleil n’était qu’un faux départ de plus ? Le faux départ d’un été qui n’aura peut-être jamais lieu.

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Il faut se demander pourquoi l’on boit. A cette question, Gilles Deleuze donnait la réponse suivante : on boit pour pouvoir continuer à boire. Ce qui importe, dans la boisson, c’est l’ivresse de l’avant-dernier verre, celui à la suite duquel la possibilité de se remettre à boire le lendemain reste ouverte. Après une soirée très arrosée, on a toujours envie de donner raison à Deleuze. Avoir une éthique de la boisson. Hélas, cela reste le plus souvent un fantasme.

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Quelque part dans ses Répliques, Françoise Sagan avouait le secret de son classicisme : faire court, faire sec. D’une manière étonnante, ce secret était aussi celui de son romantisme. Aujourd’hui, tout le monde semble penser l’inverse : le romantisme passe par le rococo, les enluminures, les guirlandes de carnaval. Françoise Sagan, elle, savait que tout ce baroque d’écriture constituait l’équivalent littéraire de l’embrasement d’un fétu du paille. Beau, violent, impressionnant. Bref.

le journal de LAURENT DE SUTTER

CETTE SEMAINE LE JOURNAL DE LAURENT DE SUTTER

par ALAIN LACROIX, le dimanche 4 juin 2006

La prose de Guyotat est un puissant stimulant. Quand je ne crois plus à la littérature, je reviens à Tombeau pour Cinq cent mille Soldats, aux Carnets ou à Coma et le miracle se produit à chaque fois : le possible apparaît. Le champ de l'écrit se rouvre, riche des explorations que cet écrivain a tenté en une dizaine de livres. Il est indispensable pour cela : il rend la littérature jeune. Non Joyce-Proust-Kafka n'ont pas verrouillé tout les voies, oui nous sommes au début d'une longue histoire. Il reste tant à explorer.
Mais l'essentiel est probablement ce à quoi il nous engage : une fidélité indéfectible à soi-même – au risque de l'incompréhension. Et surtout pas de déperditions dans des rancunes inutiles; s'il est un livre de Mémoires, Coma brille surtout par son absence d'acrimonie à l'égard des puissances qui ont été hostiles à son auteur. A moins qu'il y ait là une perception du monde profondément atomiste. Tout est forces ; la morale est caduque.
Je conclurai là-dessus – peut-on faire plus belle œuvre que cela : ouvrir des horizons à ceux qui suivront.
C'était un plaisir de passer cette semaine avec vous.

dimanche, juin 04, 2006

par ALAIN LACROIX, le samedi 3 juin 2006

Je poursuis mes développements d'hier:

… Mais après l'adolescence, plus rien pendant dix ans : l'Allemagne n'était plus dans mes petits papiers. Pire, je ne la supportais plus. Trop vue, langue hostile, trop ardue, que je ne parvenais plus à pratiquer. Puis, quand j'ai commencé à poser ma géographie sur le papier, il y a quelques années, j'ai esquissé le nom de ce pays et ce fut déterminant. Lundi je parlais de mots-vitesses qui tirent avec eux tout un contexte, et bien cela aura été ici le cas : ce vocable comme sésame qui m'aura ouvert l'écrit. Alors Allemagne, mot-clé et mot-valise. Mot-clé pour entrer et mot-valise qui déplie.
C'est comme une assignation, très mystérieuse : on ne peut rien écrire d'autre que les origines. Rien que cela.

samedi, juin 03, 2006

par ALAIN LACROIX, le vendredi 2 juin 2006

Il faudra un jour comprendre pourquoi l'Allemagne fait question. Chacun a en tête son Allemagne imaginaire – un territoire est autant un fantasme qu'une réalité. C'est avec l'écriture que j'ai réalisé le poids de sa présence (mon livre s'y déroule, pour une bonne partie). Il y eut ce voyage fait à 11 ans avec mes grands-parents. Sorte de retour aux sources – sur les lieux où ils vécurent 18 ans durant, à Fribourg en Brisgau (adjudant de gendarmerie, mon grand-père faisait partie du contingent français présent dans l'après-guerre). Voyage dont quelques images demeurent, par delà le temps : Strasbourg, sa noire cathédrale et le mess des sous-officiers où nous logeâmes. Le ballon d'alsace et le lion de Belfort (mon aïeul affectionnait les militaria). Et donc Fribourg, le lieu originel : le quartier français où ils avaient vécu et qu'ils retrouvaient avec nostalgie – et quelque effroi aussi : la ville avait terriblement changé. Tout cela revêtait pour eux une importance que je saisissais mal et que je perçois mieux maintenant: c'est là qu'ils avaient vécu leurs vingt ans, eu deux enfants, dont mon père. Pour le reste, inutile de préciser que les relations entre les deux communautés étaient tendues.
Comme certaines personnes nées dans les années 70 j'ai été élevé dans l'optique de la réconciliation : et probablement suis-je l'ultime génération qui a été traversée par cette nécessité. On décida que j'apprendrais tôt la langue allemande – ce qui ne manquerait pas, par la suite, de m'aspirer vers Germania pour des voyages scolaires puis personnels. Chez mes grands-parents, je me souviens de l'étrange set de table "Berlin" qu'ils avaient rapporté d'un voyage (un jeu de 6, illustré du métro, de la porte de Brandebourg, et surtout la Cathédrale détruite – étrange surgissement du tragique dans le quotidien). Il y avait aussi, trônant sur le buffet, cette photo encadrée de la Martinstor de Fribourg, ce beffroi avec son arche fameuse. Qui demeure dans ma mémoire comme une ouverture, un laisser passer : c'est par cette image, probablement, que je suis encore happé.






vendredi, juin 02, 2006

par ALAIN LACROIX, le jeudi 1 juin 2006

Aujourd'hui je vous donne le tout début de mon roman :


Dans le faisceau de lumière décomposée on voit danser des formes et des rayons. Dans le faisceau de lumière absolument décomposée on voit des formes se mouvoir entre des courbes elliptiques. La lumière reflétée sur la rétine permet ce jeu d’apparitions – comme après avoir fixé le soleil, ou la lumière des phares en sens inverse. Dans le faisceau de lumière ouvrant la réalité par le milieu, on croirait voir danser le pur esprit. Brisures de lumière, jaunes et magenta, telles des éclats de réel. Dans cet éblouissement là dansent les formes pures, si proches tout à coup derrière la trame du réel. Mais cela ne dure pas. Rien qu’un instant, le temps infini d’un clignement d’yeux, avec la vision reflétée sur les globes oculaires. Et s’oublie. Rien qu’un instant de pure lucidité.